Texte par: Robert Solé
Quelle autre
ville au monde pourrait m’émouvoir autant que celle-ci ?
J’y ai vécu jusqu’à
l’âge de 17 ans. Je l’ai parcourue dans tous les sens, à pied ou en vélo, des
milliers de fois. Chacune de ses rues est associée pour moi à des souvenirs
plus ou moins évanouis… Elle a pris maintenant une telle extension, subi tant d’outrages,
perdu tant d’amis, qu’elle en devient parfois méconnaissable.
Les visiteurs
étrangers la frôlent, sans la voir. A la sortie de l’aéroport, ils sont dirigés
sur une autostrade qui file tout droit vers Le Caire. A peine aperçoivent-ils
quelques villas d’un côté et, de l’autre, une sorte de temple hindou à
l’abandon, planté au milieu d’un terrain vague…
Oui,
Héliopolis mérite le détour. A vrai dire, elle le méritait dix fois plus il y a
un demi-siècle quand elle était encore entourée de désert, vraiment verte,
paisible et délicieusement cosmopolite.
Korba |
L’idée en
revient à un Belge, le baron Édouard Empain. Ce petit homme à la voix
autoritaire, inventif et boulimique, était parti de rien. Fils d’un modeste
instituteur du Hainaut, il avait construit peu à peu un empire, au moyen d’une
incroyable collection de sociétés industrielles et financières, imbriquées les
unes dans les autres.
La concession
des tramways du Caire, obtenue en 1894, l’incite, dix ans plus tard, à étendre
son réseau vers le sud de la capitale. Cette fois, Empain se heurte au refus de
l’administration anglaise. Renoncer n’est pas dans ses habitudes : à défaut de
sud, il se tournera vers le nord-est. C’est dans ce désert qu’il construira une
sorte d’oasis, reliée au Caire par un train électrique. Le jeune architecte
Ernest Jaspar, qui l’accompagne dans une promenade à cheval, l’entend dire :
« Je veux bâtir ici une ville. Elle s’appellera Héliopolis, la ville du
soleil, et tout d’abord j’y construirai un palace. Un énorme palace… »
L’Héliopolis
antique (dont les monuments avaient été transportés à Alexandrie par les Ptolémée)
était un centre religieux de premier plan, où s’élaboraient les cultes
solaires. Se trouvait-elle vraiment sur ce plateau désertique ? Seul un
obélisque peut le laisser croire. Des fouilles, confiées à l’égyptologue belge
Jean Capart, ne donneront rien de plus. Mais le nom fait suffisamment rêver
pour être adopté.
Empain s’associe
à un homme d’affaires local, puissant et plein d’entregent, l’Arménien Boghos
Nubar pacha. Ils achètent, pour une bouchée de pain, 2 500 hectares de désert
et obtiennent la concession d’une ligne de chemin de fer électrique. La
Compagnie d’Héliopolis est autorisée à créer une ville-jardin, qu’elle gèrera à
la manière d’une municipalité et qui s’appellera en arabe Masr El Guédida (le
nouveau Caire).
Baron Empain |
Le plan
d’urbanisme prévoit de larges avenues, traversées de jardins. Certaines feront
jusqu’à 40 mètres de largeur. L’architecture est en proportion, avec des
constructions monumentales, comme le siège de la Compagnie, boulevard Abbas. On
invente pour Héliopolis un style indéfinissable, à la fois européen et
néo-arabe, qui fera cohabiter des arcades, des balcons, des coupoles, des
minarets… Les habitations aussi, relevant de plusieurs catégories, répondront à
des normes très précises. Même la couleur (jaune clair) sera inscrite dans le
règlement. Et, finalement, une grande unité se dégagera de cet éclectisme.
Il faut
toujours une exception pour confirmer la règle : c’est l’extravagant palais
hindou que se fait construire – un peu à l’écart, heureusement – le baron
Empain pour son usage personnel. En revanche, la basilique catholique qu’il a
commandé à ses architectes (Alexandre Marcel et Ernest Jaspar) s’inscrit
parfaitement dans le paysage : plantée au cœur de la nouvelle ville, cette
copie réduite de Sainte-Sophie de Constantinople devient vite l’un des traits
distinctifs d’Héliopolis. A sa mort, en 1931, le baron sera enterré dans la
crypte.
Il voulait un
palace. Ce sera le plus grand hôtel du Proche-Orient. Une façade de 150 mètres
de longueur, des centaines de chambres, des ascenseurs géants, des hammams, des
salles de billard… Le décorateur Georges-Louis Claude, qui a exercé son talent
au palais hindou, y fait des merveilles en mêlant plusieurs styles. De
fastueuses réceptions seront données dans ce palace de rêve.
Traité de fou
au début du siècle, Empain fait front à la crise financière de 1907 et
multiplie les attractions (hippodrome, luna-park, concours aériens…). Ce qui
devait être une ville de luxe attire, de manière inattendue, des familles de la
petite bourgeoisie, dont beaucoup de Levantins francophones. Il faudra s’y
adapter, mais le pari est gagné. Héliopolis compte 28 500 habitants en 1930 ;
ils seront plus de 50 000 au lendemain de la seconde guerre mondiale. Églises
et minarets font bon ménage dans cette cité paisible, noyée de bougainvilliers
et d’arbres en tous genres.
Un élégant Sporting Club aux pelouses impeccables
apporte une tache supplémentaire de verdure dans ce plateau désertique au
climat très sain, loin des fumées du Caire. Les meilleures écoles catholiques
françaises (jésuites, frères, Sacré-Coeur…) y sont présentes, à côté du Lycée
franco-égyptien et de l’English School.
Les debuts d'Heliopolis |
Dans les
années 50 et 60, Héliopolis a été privée d’une partie de son public, qui a
quitté l’Égypte. De nouveaux habitants, de plus en plus nombreux, sont venus
s’y installer. La ville n’a cessé de croître, dans tous les sens. Quelques
magnifiques immeubles du centre ont été dénaturés par l’adjonction d’étages de
béton. Des rues, jadis calmes, sont encombrées de voitures, qui se garent où
elles peuvent. Des magasins regorgeant de marchandises n’ont plus rien à envier
à ceux du Caire…. Mais la cité-jardin a tout de même de beaux restes. L’Héliopolis
palace, devenu le siège de la présidence de la République, est toujours aussi
majestueux. En face, l’ancien siège de la Compagnie dresse fièrement sa façade
en mosquée au-dessus des bawakis (trottoirs sous arcades). Le Sporting, très
bien tenu, conserve ses traditions. Les terrasses d’anciens cafés-restaurants,
comme Amphitryon, n’ont rien perdu de leur charme. La vie à Héliopolis se
distingue toujours par quelque chose d’indéfinissable, tandis que le »
métro » blanc et bleu continue inlassablement à faire la navette entre Le
Caire et l’oasis rêvée par le baron Empain.
Texte: Robert Solé