Sunday, November 16, 2014

Melkites d’Egypte

Les Melkites d’Egypte, d’un siècle à l’autre :

Enracinement et Rayonnement

Robert Solé, Journaliste et Écrivain

Paru dans : Le Lien, Revue du Patriarcat Grec-Melkite-Catholique, Hors Série 2014.

Je suis né en Egypte, j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 17 ans, dans une famille grecque-catholique. Par mon père comme par ma mère, j’appartiens à cette communauté qui, bien que très minoritaire, a joué un rôle important sur les bords du Nil, dans tous les domaines : industriel, commercial, intellectuel, social.


C’est au lendemain du rattachement de l’Eglise melkite à Rome, dans les années 1730-1740, que l’on assiste aux premières arrivées de grecs-catholiques en Egypte. Il s’agit généralement de négociants venus d’Alep, de Damas, de
Cedres du Liban
Beyrouth, de la montagne libanaise ou de Saïda : attirés par la richesse de l’Egypte, désireux d’y trouver un havre de paix, loin des avanies que leur inflige la hiérarchie grecque-orthodoxe, ils s’installent dans le nord du pays, à Damiette ou à Rosette.

Et, là, ils s’imposent avec une rapidité surprenante : ils développent le commerce avec les Européens, importent des draps de France, exportent du riz, prennent le contrôle du commerce, puis celui des douanes qui, jusqu’alors, était l’apanage des juifs. Ainsi, en 1774, le Grand Douanier d’Egypte s’appelle Antoun Faraon. Seule la douane de Suez lui échappe. Sept ans plus tard, le consul de France constate : « En quelques années, les Syriens se sont emparés de tout le commerce qui se fait avec l’Inde et l’Arabie par la mer Rouge, de celui de Syrie, d’une partie de celui de Smyrne. »

Parallèlement à ce succès commercial, les melkites essaient de se constituer en unité administrative indépendante. Pour s’affranchir de la tutelle du patriarche grec-orthodoxe, ils s’appuient sur la Mission des Pères de Terre Sainte et sur les consuls de France. Mais ils essaieront ensuite, pendant les deux dernières décennies du XVIIIe siècle, de s’affranchir du contrôle des latins.

Banaparte en Egypte
Quand Bonaparte débarque en Egypte en 1798, les melkites comptent un chef en la personne de Michel Kahil, un gros négociant du Caire. C’est lui qui est chargé de percevoir les impôts dus par les membres de sa communauté, forte de quatre mille personnes. L’anarchie qui règne alors dans le pays, gouverné par les mamelouks, fait voir avec bonheur aux catholiques originaires de Syrie l’arrivée des troupes françaises.

Dès son arrivée au Caire, Bonaparte créée l’Institut d’Egypte, qui réunit les plus importants « savants et artistes » qui l’accompagnent. Cette institution ne compte ni coptes ni musulmans. Son seul membre oriental est un moine grec-catholique, Antoine Zakhour, connu sous le nom de dom Raphaël. Né au Caire, ayant complété sa formation à Rome, il possède parfaitement l’arabe, le copte, le français et l’italien. Dans les années qui suivront le départ des Français d’Egypte, il enseignera à l’École des langues orientales de Paris, donnera des cours d’arabe à Jean-François Champollion et l’orientera vers l’étude du copte, qui se révélera décisive pour le déchiffrement des hiéroglyphes.

Dom Raphaël reviendra en Egypte sous le règne de Mohammed Ali pour participer à la mise en place de la première imprimerie égyptienne, à Boulaq.
Presse des années 1880

Souvent polyglottes, ouverts sur le monde extérieur, les melkites sont pour les Français de précieux auxiliaires. Eux-mêmes se sentent mieux protégés par ce nouvel occupant. Certains prendront les armes aux côtés des soldats de Bonaparte pour combattre les mamelouks, les Ottomans ou les Anglais. Les plus compromis d’entre eux partiront en 1801 avec les troupes françaises, défaites, pour s’installer à Marseille. Ils y construiront vingt ans plus tard Saint-Nicolas de Myre, première église catholique orientale de France. Mais la plupart des melkites resteront en Égypte, où les attendra un bel avenir sous le règne de Mohammed Ali.


Une nouvelle vague d’émigration de Syriens (appelés Chawam en Egypte) survient après les massacres de 1860 à Damas et dans la montagne libanaise. La vallée du Nil, alors prospère, fait figure de « Far East ». On s’y bouscule, de toutes les rives de la Méditerranée.

A leur tour, quand ils occupent l’Egypte à partir de 1882, les Anglais s’appuient sur les Chawam. La nouvelle administration a besoin de ces intermédiaires polyglottes, capables de s’adapter facilement, alors que les coptes sont plutôt confinés dans l’administration financière.

Les Syriens en général, et les melkites en particulier, savent jouer de la rivalité franco-anglaise. Ils sont comme des poissons dans l’eau dans cette Egypte cosmopolite, où cohabitent, de manière plutôt harmonieuse, des personnes de nationalité ou d’origine nationale différente, appartenant à diverses religions. Ils forment une bonne partie des effectifs des écoles catholiques françaises. Dans les années 20, Henri Gaillard, le représentant de la France au Caire, câble à son gouvernement : « C’est notre meilleure clientèle en Egypte. »

L’habileté et le sens du commerce donnent naissance à quelques grandes fortunes. C’est le cas de Habib Sakkakini, membre d’une modeste famille grecque-catholique de Damas, émigrée en Egypte, qui se distingue dès l’âge de vingt ans : il réussit à neutraliser les rats qui mangeaient la nourriture des ouvriers du canal de Suez et détérioraient le matériel… en faisant acheminer sur les chantiers des centaines de chats. Il sera nommé par la suite responsable de l’assèchement des marais du Caire et promu pacha.

Pour sa part, Samaan Sedanoui fonde en 1878, dans le
Maison Sednaoui
quartier du Mouski, au Caire, une mercerie qui deviendra, avec les années, l’un des grands magasins d’Egypte, avec des établissements dans les principales villes du pays. On y trouvera des tissus, des vêtements, des meubles, de l’électroménager… Encore un pacha grec-catholique.



Des Chawam jouent un rôle essentiel dans la renaissance intellectuelle, la Nahda, à la fin du 19è siècle. Entre 1873 et 1907, ils fondent 97 journaux ou revues, soit 15% des nouveaux titres parus en Egypte. Or, en 1907, ils ne sont que 34 000, sur une population de 11 millions d’habitants. Ce sont des melkites, les frères Bichara et Sélim Takla, qui créent le quotidien Al Ahram en 1876. 



Ce journal contribue à promouvoir une nouvelle forme
Vieux Ahram 
d’écriture arabe, moins ampoulée, débarrassée de ronrons rhétoriques. On le surnomme « l’école des journalistes ». Ses fondateurs étant proches de la France, les Anglais financent un concurrent, Al Mokattam, dirigé, lui, par des grecs-orthodoxes et des protestants. Bataille perdue à long terme : après comme avant sa nationalisation par Nasser, Al Ahram sera le quotidien le plus diffusé et le plus prestigieux, non seulement d’Egypte, mais du monde arabe.



Michel Chalhoub alias
Omar Sharif
Au début du 20è siècle, le théâtre égyptien trouve un pionnier en la personne de Georges Abbiad. Le cinéma ne sera pas en reste, au cours des décennies suivantes, avec les réalisateurs Henry Barakat et Youssef Chahine. Le seul acteur arabe connu dans le monde entier appartient, lui aussi, à une famille grecque-catholique. Né en 1932 à Alexandrie, Michel Chalhoub se fera musulman et prendra le nom de Omar Sharif pour épouser l'actrice Faten Hamama. Le réalisateur David Lean fera de lui une vedette internationale en lui confiant le rôle du compagnon arabe de Lawrence d’Arabie.



C'est à la suite d'une rencontre avec une grande bourgeoise melkite, Mary Kahil, avec laquelle il fonde en 1934 un tiers-ordre, la Badaliyya, que l’islamologue français Louis Massignon décide de rejoindre le clergé grec-catholique.

Il est secrètement ordonné prêtre le 28 janvier 1950, à l'Eglise Sainte-Marie-de-la-Paix, au Caire, et n’aura le droit le célébrer la messe qu'en privé.
Même s’ils comptent plusieurs pachas et ministres sous la monarchie, les melkites s’engagent très peu dans la vie politique égyptienne. Ils brillent, en revanche, dans l’industrie et le commerce. Au début des années 1950, ils occupent, dans la direction des sociétés cotées en bourse, une place vingt fois supérieure à leur nombre relatif dans la population égyptienne.


L’une de leurs réalisations les plus originales est due à un jésuite, Henry Ayrout. Fils d’un riche entrepreneur qui a été associé à la construction de la ville d’Héliopolis, ce religieux s’est passionné pour le sort des paysans, auquel il a consacré sa thèse de doctorat, avant de fonder, en 1940, l’Association des Ecoles chrétiennes de Haute-Egypte. Toujours très active, celle-ci dispense aujourd’hui un enseignement gratuit à des dizaines de milliers d’enfants de toutes confessions et favorise des actions de développement dans de nombreux villages.

Borg AL-Kahira
Le coup d’Etat militaire de 1952 et surtout la crise de Suez en 1956 ont porté un coup fatal à l’Egypte cosmopolite. Cela n’a pas empêché les melkites de continuer à se distinguer dans la vie économique et sociale. C’est à l’un d’eux par exemple, l’architecte Naoum Chebib, que l’on doit la célèbre Tour du Caire.

Le régime de Nasser n’a cessé de se durcir, à mesure qu’il accumulait les échecs (guerre du Yémen, union avec la Syrie…).



Des familles grecques catholiques ont été particulièrement visées par les nationalisations survenues au début des années 1960. Dans un climat devenu plus lourd, elles n’ont pas été les seules à prendre le chemin de l’exil : une grande partie de la communauté s’est réfugiée au Liban, en Europe, en Amérique ou même en Australie.

Réduite aujourd’hui à quelque 5 000 membres, elle reste cependant très présente en Egypte, dans le commerce, l’industrie, la médecine, ou à la tête d’écoles catholiques. L’Eglise melkite compte sept paroisses au Caire, quatre à Alexandrie, une à Tanta et une autre à Mansoura. Parmi les établissements scolaires qu’elle administre, on peut citer deux collèges patriarcaux, ainsi que l’école des religieuses de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours. Les melkites tiennent le bureau de presse des Eglises catholiques d’Egypte, dont le porte-paroles est le Père Rafic Greiche, le curé de la paroisse Saint-Cyrille, à Héliopolis. Ce prêtre très actif dirige l’hebdomadaire Le Messager, édité en trois langues (arabe, anglais, français) et publie régulièrement des articles remarqués dans la presse égyptienne, tout en organisant régulièrement des colloques avec des intellectuels.

Rue Fouad 1940

Une intégration réussie dans un pays suppose deux conditions : que l’on veuille s’intégrer et que l’on veuille vous intégrer. Aucune de ces deux conditions n’était totalement remplie jusqu’à une date récente. Les Chawam – encore désignés ainsi malgré tout ce qu’ils avaient réalisé en Egypte – n’étaient pas considérés comme des nationaux à part entière, et eux-mêmes avaient sans doute besoin, pour exister, de ne pas se fondre entièrement dans le décor. Ce n’est plus tout à fait vrai.

Nombre de grecs-catholiques ont activement participé, aux côtés de leurs concitoyens musulmans ou coptes, aux manifestations qui ont conduit au renversement du président islamiste Mohamed Morsi en juin 2013. L’avenir des melkites d’Egypte est lié à la manière dont le pays évoluera.


Quant au passé de la communauté, il se « lit » en parcourant les allées du cimetière grec-catholique du Vieux-Caire. Ce lieu paisible me touche particulièrement : c’est là que sont enterrés beaucoup de mes ancêtres et la plupart des personnages de mes romans.

Robert Solé

Friday, November 7, 2014

HELIOPOLIS

Texte par: Robert Solé 

Quelle autre ville au monde pourrait m’émouvoir autant que celle-ci ? 

J’y ai vécu jusqu’à l’âge de 17 ans. Je l’ai parcourue dans tous les sens, à pied ou en vélo, des milliers de fois. Chacune de ses rues est associée pour moi à des souvenirs plus ou moins évanouis… Elle a pris maintenant une telle extension, subi tant d’outrages, perdu tant d’amis, qu’elle en devient parfois méconnaissable.
Les visiteurs étrangers la frôlent, sans la voir. A la sortie de l’aéroport, ils sont dirigés sur une autostrade qui file tout droit vers Le Caire. A peine aperçoivent-ils quelques villas d’un côté et, de l’autre, une sorte de temple hindou à l’abandon, planté au milieu d’un terrain vague…

Oui, Héliopolis mérite le détour. A vrai dire, elle le méritait dix fois plus il y a un demi-siècle quand elle était encore entourée de désert, vraiment verte, paisible et délicieusement cosmopolite.

Korba

L’idée en revient à un Belge, le baron Édouard Empain. Ce petit homme à la voix autoritaire, inventif et boulimique, était parti de rien. Fils d’un modeste instituteur du Hainaut, il avait construit peu à peu un empire, au moyen d’une incroyable collection de sociétés industrielles et financières, imbriquées les unes dans les autres.

La concession des tramways du Caire, obtenue en 1894, l’incite, dix ans plus tard, à étendre son réseau vers le sud de la capitale. Cette fois, Empain se heurte au refus de l’administration anglaise. Renoncer n’est pas dans ses habitudes : à défaut de sud, il se tournera vers le nord-est. C’est dans ce désert qu’il construira une sorte d’oasis, reliée au Caire par un train électrique. Le jeune architecte Ernest Jaspar, qui l’accompagne dans une promenade à cheval, l’entend dire : « Je veux bâtir ici une ville. Elle s’appellera Héliopolis, la ville du soleil, et tout d’abord j’y construirai un palace. Un énorme palace… »

L’Héliopolis antique (dont les monuments avaient été transportés à Alexandrie par les Ptolémée) était un centre religieux de premier plan, où s’élaboraient les cultes solaires. Se trouvait-elle vraiment sur ce plateau désertique ? Seul un obélisque peut le laisser croire. Des fouilles, confiées à l’égyptologue belge Jean Capart, ne donneront rien de plus. Mais le nom fait suffisamment rêver pour être adopté.
Empain s’associe à un homme d’affaires local, puissant et plein d’entregent, l’Arménien Boghos Nubar pacha. Ils achètent, pour une bouchée de pain, 2 500 hectares de désert et obtiennent la concession d’une ligne de chemin de fer électrique. La Compagnie d’Héliopolis est autorisée à créer une ville-jardin, qu’elle gèrera à la manière d’une municipalité et qui s’appellera en arabe Masr El Guédida (le nouveau Caire).

Baron Empain



Le plan d’urbanisme prévoit de larges avenues, traversées de jardins. Certaines feront jusqu’à 40 mètres de largeur. L’architecture est en proportion, avec des constructions monumentales, comme le siège de la Compagnie, boulevard Abbas. On invente pour Héliopolis un style indéfinissable, à la fois européen et néo-arabe, qui fera cohabiter des arcades, des balcons, des coupoles, des minarets… Les habitations aussi, relevant de plusieurs catégories, répondront à des normes très précises. Même la couleur (jaune clair) sera inscrite dans le règlement. Et, finalement, une grande unité se dégagera de cet éclectisme.

Il faut toujours une exception pour confirmer la règle : c’est l’extravagant palais hindou que se fait construire – un peu à l’écart, heureusement – le baron Empain pour son usage personnel. En revanche, la basilique catholique qu’il a commandé à ses architectes (Alexandre Marcel et Ernest Jaspar) s’inscrit parfaitement dans le paysage : plantée au cœur de la nouvelle ville, cette copie réduite de Sainte-Sophie de Constantinople devient vite l’un des traits distinctifs d’Héliopolis. A sa mort, en 1931, le baron sera enterré dans la crypte.

Il voulait un palace. Ce sera le plus grand hôtel du Proche-Orient. Une façade de 150 mètres de longueur, des centaines de chambres, des ascenseurs géants, des hammams, des salles de billard… Le décorateur Georges-Louis Claude, qui a exercé son talent au palais hindou, y fait des merveilles en mêlant plusieurs styles. De fastueuses réceptions seront données dans ce palace de rêve.

Traité de fou au début du siècle, Empain fait front à la crise financière de 1907 et multiplie les attractions (hippodrome, luna-park, concours aériens…). Ce qui devait être une ville de luxe attire, de manière inattendue, des familles de la petite bourgeoisie, dont beaucoup de Levantins francophones. Il faudra s’y adapter, mais le pari est gagné. Héliopolis compte 28 500 habitants en 1930 ; ils seront plus de 50 000 au lendemain de la seconde guerre mondiale. Églises et minarets font bon ménage dans cette cité paisible, noyée de bougainvilliers et d’arbres en tous genres. 

Un élégant Sporting Club aux pelouses impeccables apporte une tache supplémentaire de verdure dans ce plateau désertique au climat très sain, loin des fumées du Caire. Les meilleures écoles catholiques françaises (jésuites, frères, Sacré-Coeur…) y sont présentes, à côté du Lycée franco-égyptien et de l’English School.

Les debuts d'Heliopolis


Dans les années 50 et 60, Héliopolis a été privée d’une partie de son public, qui a quitté l’Égypte. De nouveaux habitants, de plus en plus nombreux, sont venus s’y installer. La ville n’a cessé de croître, dans tous les sens. Quelques magnifiques immeubles du centre ont été dénaturés par l’adjonction d’étages de béton. Des rues, jadis calmes, sont encombrées de voitures, qui se garent où elles peuvent. Des magasins regorgeant de marchandises n’ont plus rien à envier à ceux du Caire…. Mais la cité-jardin a tout de même de beaux restes. L’Héliopolis palace, devenu le siège de la présidence de la République, est toujours aussi majestueux. En face, l’ancien siège de la Compagnie dresse fièrement sa façade en mosquée au-dessus des bawakis (trottoirs sous arcades). Le Sporting, très bien tenu, conserve ses traditions. Les terrasses d’anciens cafés-restaurants, comme Amphitryon, n’ont rien perdu de leur charme. La vie à Héliopolis se distingue toujours par quelque chose d’indéfinissable, tandis que le  » métro  » blanc et bleu continue inlassablement à faire la navette entre Le Caire et l’oasis rêvée par le baron Empain.

Texte: Robert Solé